Le plaisir évident avec lequel on se retrouve se passe de mots, on se le dit avec les yeux. On échange de plus en plus naturellement, on se sent à l’aise, le contact physique s’installe sans se poser de question : on se prend les mains, un bras sur l’épaule, on s’embrasse sur les joues. Certains se précipitent avec enthousiasme dans la salle, presque en courant. Tout le monde a l’air particulièrement content aujourd’hui.

Depuis quelque temps, ce sont nos amis qui font l’échauffement. C’est un excellent moyen pour nous de mesurer les choses qui marquent, ce dont ils se souviennent, comment elles restent ancrées dans leurs mouvements et comment ils les restituent. La difficulté principale de cet atelier tient à la non-verbalisation de la plupart des participants. Comment savoir ce qu’ils aiment, si ça les intéresse, s’ils s’y sentent bien ? On aurait tendance à interpréter certains comportements comme de l’incompréhension, du désintérêt, voire de l’ennui.

D’une séance à l’autre parfois, le stress semble augmenter, alors que pour d’autres on pourrait y voir une certaine lassitude, et toujours, cette question : mais comment savoir ? Quand tous nos signaux habituels de communication sont brouillés, comment ne pas douter sans arrêt de la pertinence de nos propositions ?
D’une séance à l’autre, d’une personne à l’autre, elles peuvent nous sembler trop simples, puis trop compliquées, et après trop conceptuelles...

Nous ne voulons pas faire de l’occupationnel, mais nous n’avons pas non plus la prétention de faire de la thérapie. Nous n’avons d’ailleurs qu’une prétention : celle de vivre ensemble un moment vrai. Et depuis quelques temps, nous avions décidé de lâcher prise sur le rationnel, et de chercher plus bas, plus profond. Vers le spontané. Le geste. Le cri. En sentant bien que c’était vers là qu’il fallait creuser. Quand on n’a pas la parole, que nos corps, nos véhicules, sont si dissemblables, nos perceptions de la réalité si difficiles à mesurer en termes communs, alors il faut aller chercher en nous d’autres ressources. Proposer autre chose.

Le travail sur les animaux a été particulièrement frappant. Toute notre début de séance s’est déroulée dans la réminiscence de ce que chacun avait le plus aimé : une voulait faire le chat alors nous l’accompagnions en choeur, une autre la poule, l’oiseau, le chien et la mouche, nous avons inventé le cheval dans l’instant et avons croassé comme des grenouilles. Le plus surprenant était qu’au moment-même où nous avions travaillé ça, plusieurs semaines auparavant, je n’avais pas tellement eu l’impression que ça les avait transporté plus que ça ! Comme quoi...

Une autre proposition qui semblait digne d’être creusée était le passage d’un geste accompagné d’un son à son voisin, en cercle. Cet exercice développe l’improvisation et permet de sortir du jugement de soi puisque l’on n’attend rien de particulier. Ce jour-là, chacun s’est prêté au jeu avec un plaisir évident. Devant nos yeux ébahis, quelques uns de nos amis ont même sonorisé (ce qui n’étaient jamais arrivés lors de nos ateliers jusqu’à maintenant), d’autres ont reproduit les combinaisons avec un investissement qui nous a littéralement scotché sur place, et tous ont fait preuve d’une inventivité qui faisait plaisir à voir.

Mais le plus frappant à mes yeux reste incontestablement les jeux de « l’hypnôse colombienne » et du miroir. Chacun se joue en duo et dans le silence, et a donc la particularité de focaliser l’attention sur une seule personne, en créant une bulle d’intimité protectrice autour des deux partenaires.
Une personne lève la paume d’une de ses mains ; à compté de cet instant, son compagnon y plante son regard et y accorde son visage de façon à y maintenir toujours la même distance et inclinaison. Le guide entame des mouvements lents, ce qui a pour effet de déplacer dans tout l’espace le corps de son partenaire, du haut vers le bas, vers la gauche, en tournant sur lui-même… avec toujours comme point de départ le visage. Cet exercice permet de développer l’écoute mutuelle : des limites de l’autre, de ses capacités physiques (souplesse, endurance…) et de sa concentration, et de mesurer en soi la présence corporelle et mentale nécessaire pour être tout entier à l’exercice.

Le jeu du miroir quant à lui met à nouveau deux partenaires face à face, avec l’un qui agit et l’autre qui doit suivre et reproduire ses gestes au plus précis comme s’il était effectivement son reflet.

Ces deux séquences ont été les plus marquantes ; nous étions captivées. Il nous semblait que certains se regardaient pour la première fois dans les yeux, touchaient leur propre corps et acceptaient un contact. Les efforts de concentration pour suivre les mouvements du partenaire dépassaient tout ce que nous avions pu observer jusqu’à maintenant. Et l’énergie qui se dégageait de tout ça était terriblement joyeuse.

Il n’existe pas de conclusion qui serait à la hauteur. Peut-être parce que rien n’est fini, tout commence bien au contraire.