Françoise est notre passe-partout pour découvrir Port-au-Prince. Son carnet d’adresses nous permet de multiplier contacts et rendez-vous.
Elle gare sa voiture dans la rue, sa portière ne ferme pas. La vitre, côté passager, ne se remonte plus. Elle se déplace partout et sort la nuit, se comporte « normalement ». Physiquement, Françoise est plutôt un petit format.
« Ce pays n’est pas un coupe gorge », n’arrête-t-elle pas de nous dire.
Au contraire, les expatriés prennent les plus grandes précautions. Hier soir, nous avons assisté à la visite de logements à louer par des candidats locataires, dont un ch’ti qui sentait bon le Nord, son Maroilles et ses usines grises fermées. La cour fermée, éclairée et gardée par un homme armé, rassure ces jeunes enseignants coopérants. Elle leur permet de garer leur véhicule 4X4 flambant neufs.
La sécurité réelle et le sentiment d’insécurité sont décidément deux choses différentes, à Haïti, comme en Europe.
Nous poursuivons l’objectif de ramener en Belgique des contacts et de nous faire une représentation du monde du théâtre et de la culture à Haïti.
A la librairie la Pléiade, la climatisation permet de récupérer un peu. Cette librairie, très modeste en comparaison d’une de nos grande surface du livre, est un des lieux de rendez-vous de l’intelligentsia haïtienne.
Nous devons y rencontrer Daniel Marcellin, directeur du Petit Conservatoire. En dehors de l’Ecole Nationale des Arts, c’est quasi l’une des seules structures de formation pour les comédiens. Comme la presque totalité de l’expression artistique et culturelle, le Petit Conservatoire fonctionne sans aucune aide de l’Etat. Cela suppose une motivation importante, une véritable passion. Les comédiens jouent presque toujours pour l’amour de l’art, sans la moindre perspective de cachet. Les animations, les formations, les productions de spectacles, toutes les activités qui touchent au théâtre ne reçoivent aucune aide financière. Il faut rechercher des « sponsors ».
Les sponsors du secteur privé sont rares et ont des exigences peu compatibles avec la création libre (une marque de cigarette qui demande que les comédiens ouvrent un paquet de cette marque et fument ses cigarettes sur la scène).
Les sponsors « associatifs » (ONG, Associations liées à la francophonie, Associations ou Fondations locales), sont peu nombreux et manquent de moyens.
Nous avons déjà rencontré plusieurs fois Guy Régis Junior, l’enfant terrible du théâtre haïtien. Cette fois, c’est chez lui. Il donne le biberon à Malik, son jeune fils de 8 mois. Poète, cinéaste, comédien, metteur en scène, auteur, il a reçu plusieurs distinctions importantes pour ses créations.
Notre entretien aborde l’histoire de NOUS, le groupe de théâtre qu’il a formé et qui a été à l’origine d’un renouveau du théâtre haïtien. NOUS sortait des théâtres avec un spectacle déambulant qu’il promenait dans le quartier où se déroulait la représentation. La compagnie entraînait à sa suite le public de la rue et le ramenait au théâtre pour y terminer le spectacle.
Pour Guy Régis Junior, à Haïti, le théâtre, mais également les autres formes d’expressions artistiques, ne peuvent s’épargner de poser les questions sociales et citoyennes.
« Ce pays est sur le cul », nous dit-il. Aux séquelles du passé, politiques, économiques, écologiques, s’ajoute la dévastation des cyclones.
En plus des cyclones, le mois de septembre est consacré au festival de théâtre Quatre Chemins qui cette année en est à sa 6ème édition.
Le siège du festival est à la FOKAL (Fondation Connaissance et Liberté), jusqu’il y a peu cette institution était dirigée par l’actuelle première ministre, madame Michèle Pierre Louis.
La FOKAL vit grâce au financement de OSI (Open Society Institute) dont le président est George Soros (milliardaire américain, d’origine hongroise, financier, spéculateur et « philanthrope »).
Le festival, lui, est cofinancé par le CGRI et « La Charge du Rhinocéros », pour la Belgique, par l’Institut français, pour la France et des sponsors privés haïtiens, opérateurs téléphoniques, bancaires, médias et le rhum Barbancourt. C’est devenu un des moments forts de la vie théâtrale et culturelle de Port au Prince.
La Fokal offre une infrastructure modeste mais suffisante. La salle a une capacité d’environ 150 places, des projecteurs de théâtre en suffisance, une sonorisation, une régie, un plateau et même la climatisation.
Pour nous qui jouons le plus souvent à l’extérieur, juste avant la tombée de la nuit, sans éclairages ou alors avec deux ampoules dont nous ne choisissons pas l’emplacement, ici c’est un peu le luxe. En réalité des conditions « normales » en Europe.
Nous assistons au spectacle proposé par La Charge du Rhinocéros, « Histoires d’un Autre Temps », une compilation de trois textes de Dario Fo, dont « Le Jongleur », dans une version assez différente de celle que nous avions créée. La mise en scène est de Françoise Bloch et le rôle joué par Olindo Bolzan.
Le texte de Dario Fo touche le public, les histoires se réfèrent sans cesse à la religion, aux péripéties de la bible, bien mieux connues ici, en cette terre de croyances, que dans la vielle Europe en voie de déchristianisation.
A côté de moi, une dame âgée et assez forte agite son éventail, son voisin est en tenue de soirée. Ce sont deux nouveaux résidents de l’Institut français qui sont arrivés ce matin même. Leur touche « vieille France » dans ce contexte est théâtralement décalée.
Après le spectacle, le régisseur nous confie que la petite baisse de régime du comédien dans la dernière partie s’explique par la climatisation qui était mal réglée.
Nous assistons aussi à "Ida" de Guy Régis Junior, un spectacle proposé par La Compagnie Etiquette. C’est une mise en scène de Patrick Joseph, joué par lui-même. Cette véritable performance met bien en valeur ce texte. Un « titi » des bidonvilles de Port-au-Prince raconte la vie quotidienne, ses difficultés, ses joies et ses peines, la pauvreté, les fatras d’ordure, la violence. C’est aussi une histoire d’amour avec Ida, métaphore d’Haïti. La langue est belle et fait mouche dans la salle. C’est un vrai théâtre citoyen qui représente avec poésie la vie réelle des Haïtiens. La connivence entre le comédien et le public est totale. Ce théâtre parle de la cité, de ses problèmes, il a pleinement son sens, il joue son rôle.
Rencontre, avec Turgot Théodat, directeur de l’ENA – Ecole nationale des Arts qui nous guide dans son établissement.
Beau garçon, Turgot porte une boucle d’oreille qui représente un saxo.
C’est en effet un saxophoniste doué. Nous avons écouté un CD qui propose quelques-uns de ses morceaux, c’est du très bon jazz, avec la « haitian touch ».
En plus de son petit bureau, les locaux véritablement en état sont peu nombreux ; une bibliothèque, dont le nombre d’ouvrages n’est pas plus important que celui d’une modeste bibliothèque de n’importe quel petit village européen, une salle de classe, un ou deux autres bureaux. Dans la bibliothèque, Turgot déballe précautionneusement quelques saxophones.
« Quand je pense au génie de ce Belge, Adolphe, le bon Sax, et qu’il n’y a pas un foutu bon saxophoniste belge ». <br<
Turgot est morose. Commencer l’année scolaire après les ravages causés par les pluies et le vent se révèle difficile. D’autant plus que les priorités seront certainement ailleurs que dans la culture et les arts…
En dehors de ces petits locaux, l’ENA est un lieu surréaliste. Le mur du bâtiment voisin, la Faculté des sciences, s’est effondré sur une partie de l’école lors du passage des derniers cyclones. C’est là, dans une petite pièce où est hébergé l’atelier Toto B, que nous devions répéter au moment de l’éboulement.
Un atelier de céramique et de sculpture est particulièrement vétuste. Son accès est d’ailleurs condamné. C’est un capharnaüm où, entre des fours hors d’usage, des gravats se mêlent à des œuvres inachevées ou cassées. Il pleut dans l’entrepôt où sont rangés les modèles de sculptures en plâtre et sur les établis sur lesquels travaillent les étudiants.
Dans une salle de danse vétuste, avec de grands miroirs poussiéreux, Guido teste quelques touches d’un piano à queue hors d’usage, et c’est peu dire.
Jean Cajou, un des animateurs du Théâtre National est un personnage très jovial. Attablés avec lui à la terrasse de la librairie La Pléiade, nous discutons à nouveau du théâtre à Haïti. Jean est investi dans des projets de décentralisation des activités du Théâtre National. L’objectif est de collaborer avec des structures culturelles ou des associations. Non pas uniquement pour faire tourner d’hypothétiques créations du Théâtre National mais pour créer avec des gens du coin des spectacles locaux, pour proposer des formations décentralisées, des ateliers implantés en province.
Jean sort sa pipe de sa poche et la bourre de tabac du pays. Il est très animé, passionné même, par les propos qu’il tient. Pour lui la classe politique haïtienne a failli, restent les créateurs, les artistes, les travailleurs culturels qui, pour lui, porte les espoirs de changements du peuple, l’espoir d’une amélioration de ses conditions de vie.
En fin d’après-midi, Guido donne une représentation pour une association située Route Frère, assez loin du centre de Port-au-Prince. Il faut une heure à notre taxi pour se faufiler dans les embouteillages. Nous arrivons au moment où la pluie se met à tomber. Heureusement, le spectacle est prévu sous une tente. Deux petites ampoules « économiques » de 25W constituent tout l’éclairage dont nous pouvons disposer. Pourtant un énorme alternateur, il doit fournir plusieurs milliers de watts, tourne dans la cour, devant l’entrée de la tente. En plus de ses watts, il produit aussi pas mal de décibels.
C’est une véritable gageure de jouer dans ces conditions : le bruit du groupe électrogène, la pénombre, à peine troublée par les deux petites ampoules, la chaleur moite d’après l’orage, sont des conditions dans lesquelles aucun groupe théâtral belge ne voudrait assurer de prestation.
Guido s’en sort très bien, le public populaire de ce quartier s’amuse des gags et de la participation requise de certains spectateurs. A l’issue du spectacle, un débat s’engage. Les questions fusent, sur le réchauffement climatique, la gestion des déchets, l’environnement, etc.
Le local de l’atelier Toto B ayant été détruit par les cyclones, nous proposons, faute de mieux, de travailler en plein air, sur la piste de danse d’un night club qui sert de point de ralliement aux filles du groupe. Les conditions de travail ne sont pas idéales. Il y a d’abord le soleil et la chaleur ; la piste de danse est en plein air, son toit c’est le ciel bleu.
C’est sous le regard un peu étonné de quelques clients, qui zappent entre les exercices que nous pratiquons et le match de foot de la télé en bruit de fond, que les séances d’atelier se déroulent. Elles sont presque toujours interrompues par l’orage quasi quotidien à cette saison et qui survient en fin d’après-midi.
C’est, ce samedi à 17H, sur cette piste de danse, que Guido donne une représentation du Pique-nique. Ensuite il enchaîne avec un second spectacle dans le quartier de Croix des Bouquets, près de l’aéroport, à quelques kilomètres du centre de Port-au-Prince.
La représentation a lieu à 20H30, dans le centre culturel « Celidé », ce qui signifie « c’est l’idée ». Facile le créole ! C’est un lieu en plein air, éclairé de deux faibles ampoules économiques. Le public est composé en bonne partie de jeunes rastas. Après le spectacle, nous avons de nombreux contacts à propos du spectacle et de son thème.
Pendant qu’un groupe de jeunes entonne des airs vaudou accompagnés des tambours traditionnels et d’un lambi, nous discutons du réchauffement climatique, un problème qu’on commence seulement de découvrir. Le travail du clown, peu pratiqué ici, est aussi l’objet de beaucoup de questions.
Nous avions imaginé un dimanche de repos, mais c’est Frankétienne qui nous réveille à 7H du matin pour nous demander d’avancer notre rendez-vous à 9H.
Il habite Delmas, une commune attenant à Port-au-Prince. Dans son quartier, sur les marchés populaires et devant les églises, les gens s’affairent aux occupations du dimanche matin. Les taudis se mêlent aux maisons plus huppées.
Frankétienne est un personnage incontournable de la scène culturelle, sociale et politique d’Haïti et des Caraïbes.
Peintre, comédien, dramaturge, poète, romancier, le personnage est d’envergure. Il s’exprime en français et en créole. Il a été enseignant et directeur d’école sous le régime des Duvallier, qu’il a affronté de l’intérieur. Certaines de ses pièces, comme Pèlin-Têt (Piège pour la Tête), ont joué un rôle politique et intellectuel et ont marqué la conscience du pays.
Il nous fait découvrir sa peinture, ténèbres, lumières, couleurs : une fantasmagorie au frontière de l’abstraction, un univers très personnel, très inspiré s’exprime dans les trois mille toiles dont il nous montre la partie visible dans son stock et celles qui sont accrochées à ses propres murs.
Il est le fondateur, avec Philoctète et Jean-Claude Fignolé, du mouvement Spiraliste et depuis quelques années, pressenti pour un prix Nobel de littérature.
L’entretien est très animé, passionnant et passionné.
Lorsque l’interview se termine, le géant se lève et me donne une chaleureuse accolade.
Le lendemain, Nicole Martinez et Ernst St Rome nous font visiter leurs locaux de la Copart, où Guido a déjà donné une représentation.
Ernst nous explique la fascination exercée par ses marionnettes lorsqu’il donne une représentation sur le Champ de Mars de Port-au-Prince. Beaucoup de gens investissent ses poupées d’une vie, sinon réelle, du moins de manifestations d’esprits les habitant. Il nous raconte qu’un hougan, un prêtre vaudou, lui a demandé de lui en céder quelques-unes. Il a refusé car il imaginait aisément l’usage qui en serait fait (cela me rappelle les missionnaires catholiques dotés de petit matériel météo, comme des baromètres, pour faire de meilleures prévisions du temps que leurs concurrents).
Franz Jacob, le directeur du Théâtre National, nous fait visiter son infrastructure en compagnie de Jean Cajou, que nous avons présenté plus haut.
C’est un immense théâtre de deux mille places, sous un chapiteau géant, avec un plateau qui peut accueillir les plus grandes productions. Malheureusement, le plateau est pourri, le chapiteau va à vau-l’eau et le Théâtre National en est réduit à fonctionner dans un petit espace sombre, sous les gradins. Ici aussi la crainte est de voir se réduire des moyens déjà dérisoires mais qui risquent d’être transférés pour réparer les dégâts des cyclones.
Initialement le théâtre était construit au bord de la mer, qu’on apercevait à quelques coudées. Mais l’exode rural (des dizaines de milliers de campagnards viennent grossir chaque année l’armée des sans-travail des bidonvilles de Port-au-Prince) a provoqué la construction d’un cordon de cabanes de tôles entre le théâtre et le bord de mer. Aujourd’hui, il est cerné par ces squats sauvages.
Franz Jacob envisage l’ouverture d’une partie des lieux pour créer une activité culturelle en direction de ce « nouveau » quartier et de ses habitants.
Nous terminons cette rencontre dans le petit bureau de direction en feuilletant un album défraîchi de photos de spectacles du temps de la splendeur du Théâtre National.
Nous terminons notre série d’entretiens avec Sito Cavé qui vient nous chercher à Port-au-Prince et nous reçoit à nouveau chez lui, à Pétionville. Sa femme nous a préparé une collation et des jus de fruits. Nous parlons à nouveau de Haïti, du Vaudou, du théâtre, de la culture haïtienne, de son trajet personnel.
Nous poursuivrons nos échanges la veille de notre départ lorsqu’il vient partager avec son épouse, notre pot d’adieu, avec Jacques Bartoli, Guy Régis, Françoise, Joachim.
Demain, nous décollons pour l’Europe. Malgré l’intervention suggérée par Sito Cavé auprès de la première Ministre elle-même, l’atelier Toto B n’a pas obtenu ses visas de transit pour son escale à Miami. Elles ont pourtant leur visa « Schengen ».
Il faudra décommander les billets de la compagnie américaine pour les remplacer par ceux d’une compagnie qui ne fait pas d’escale aux USA. Leur vol est décalé d’une semaine. Elles vont rater une représentation, une journée qui est consacrée à leur présentation et leur participation à la première semaine du FITA.
Une semaine plus tard à leur arrivée à Orly, elles sont retenues dans la salle de police de la douane. Un policier vient me chercher et me conduit dans ses locaux. On vérifie une fois de plus leurs passeports, leurs ressources, le but de leur déplacement, etc.
A Point-à-Pitre, point d’entrée dans l’espace Schengen, tout a pourtant déjà été contrôlé dans les règles de l’art policier et douanier. Malgré une liasse de documents et d’attestations officielles donnant toutes les assurances quant à leur prise en charge et leur hébergement, sur les raisons artistiques de leur voyage, je dois à nouveau signer une décharge et mon identité est soigneusement relevée.
Bienvenue en Europe.