Avant de commencer, c’est la curiosité qui nous animait face à ce public particulier, relativement inconnu pour nous deux. En discutant, nous nous sommes rendus compte que ceux que notre société qualifie d’handicapés, étaient absents de notre quotidien. Nous ne les croisons que rarement dans la rue, nous ne savons rien d’eux, nous ne les voyons pas vivre, ni prendre part d’une quelconque façon à la vie collective.
A l’évidence, et pour des raisons qui nous semblent plus ou moins légitimes, ces êtres-là vivent ailleurs. Ils vivent dans d’autres espaces, d’autres temps, et que pour notre “bien”, ou le “leur”, on a décidé de diviser le monde, entre ceux qui étaient handicapés et ceux qui ne l’étaient pas. Soit...

Un gouffre.
Apparemment, quelques 500 millions de personnes sur la planète “souffrent de handicaps”, et nous, qui nous estimons être des personnes ouvertes, informées, dotées de sensibilité, nous n’en savions rien.
Préparer ce premier atelier de théâtre nous a révélé notre incapacité, à imaginer à qui nous aurions affaire, et à prévoir nos réactions, autant que les leurs ! Nous avions beaucoup de questions et peu de réponses : Quelle perception ont-ils de leur corps ? Quel est leur rapport à l’espace-temps, au langage, à l’émotion ? Que pouvions-nous leur demander ? Qu’est-ce qui pouvait se révéler impossible, voire dangereux ? Toutes nos habitudes d’animatrice s’effondraient. Il nous fallait tout réinventer, et nous tenir prêtes à tout...
Oui, il y a des différences. Cette étrangeté qui flotte tout autour, qui rend parfois l’air vaporeux, comme la texture des rêves.
Cette fragilité, impossible à masquer, qui vous bouleverse dès que l’on vous prend la main. Cette évidence du toucher, cette spontanéité à vous enlacer comme si le lien n’était pas à questionner.
Cette émotivité à fleur de peau, tangible, et ces sourires qui fleurissent sur toutes les bouches à chaque instant.
Ici, le temps passe différemment. L’air est chargé d’électricité, tout semble pouvoir basculer à chaque instant.
Les émotions peuvent exploser comme des volcans, déclencher des séismes, et des choses si petites dans notre quotidien peuvent dans cet univers provoquer de véritables lames de fond. Et de vraies larmes.

Peu à peu, nous apprenons à mieux connaître chacun dans sa différence, à passer au dessus de cette folie que nous, “les gens normaux”, avons de mettre tous les vivants dans des boîtes !
Et dire que nous avions commencé en nous demandant comment faire du théâtre avec des personnes atteintes de handicaps.
Comme si “être handicapé” était une définition globale, que tous se ressemblaient, étaient capable des mêmes choses, avaient les mêmes difficultés. Comme si chacun n’était pas unique.
Folie des gens sains d’esprit !
Chacune de ces personnes rayonne de sa propre lumière. Chacune possède sa propre expression, dispose d’un corps unique, d’une façon de se mouvoir qui lui est spécifique. Chacun a des sensibilités, des peurs, des douleurs, qui lui sont propres. Il en est de même pour ce qui les rend heureux, triste, en colère ou émerveillé...

Et le théâtre a surgi.
A chaque séance, la magie se (re)produit, sans paroles la plupart du temps, elle apparaît toujours sans qu’on puisse la prévoir, faisant naître ce que nous aurions du mal à créer si nous le cherchions consciemment.
C’est beau comme tout, c’est à la fois poignant et plein d’humour.

Pourquoi vivons-nous séparés ? Comme si notre société, pourtant bien malade elle-aussi, jugeait bon de nous tenir éloignés de cette réalité. A moins que ce soit eux que l’on ne veuille pas accepter dans notre monde de “gens normaux” ? Parce qu’ils nous renverraient à des faiblesses humaines, que l’on préfère ignorer ? Pourquoi est-ce que, toujours, nous mettons à l‘écart ce qui nous fait peur et que nous ne comprenons pas ? Pourquoi avons-nous peur, sinon parce que nous sommes ignorants ?

En quittant leur univers, le monde paraît encore plus fou : ici, les êtres ne se parlent pas, ne se regardent pas, ne se sourient pas, et surtout ne se touchent pas.
Ligotés par nos codes, inhibés par nos peurs, prisonniers dans nos corps, nous, les bien portants, les sains de corps et d’esprit, sommes handicapés de l’humanité.

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